De la rue, personne n’aurait pu entendre quoi que ce soit. Il aurait fallu entrer dans la pièce et vraiment fallu s’approcher, tendre l’oreille et que le silence fût total. Et que l’esprit soit ouvert et réceptif. Même le jour du vernissage, personne n’eut le moindre soupçon. Et pour cause, l’homme était méticuleux, voire un tantinet maniaque. Mais il tenait à ce que cela ne se voie pas trop sur lui. De stature imposante, comme taillé dans un billot de chêne dur, il était entièrement vêtu de noir, à l’exception d’une ceinture blanche dont il laissait le bout pendre négligemment. Malgré son travers, il avait sciemment pris soin de laisser quelques poils blancs sur un pan de la veste qu’il portait pour l’occasion.
Tout le monde ce soir-là le congratulait, l’embrassait, lui tapait l’épaule ou le félicitait pour son travail admirable. Mais personne n’avait idée des sacrifices nécessaires que cet homme, à la barbe noire soignée au carré et à l’accent ibérique prononcé, avait dû faire. Personne n’avait idée des forfaits qu’il avait commis. Personne, hormis la jeune femme qui venait d’entrer, elle aussi, toute de noire vêtue.
Tout avait commencé une année auparavant. Assis à son bureau, face à la baie vitrée donnant sur la rue et las de voir passer tant d’âmes égarées, il avait décidé d’agir. Son ego voulait rectifier les choses. Le monde extérieur commençait à lui être insupportable, car ce monde-là ne voulait pas entrer dans le sien. Ce monde ne voulait pas interagir avec lui. Il envoyait juste des coups d’œil. Il s’arrêtait parfois une seconde, mais pas suffisamment au goût de l’homme à la barbe noire pour apprécier à sa juste valeur son potentiel. La frustration était trop grande. Alors, sous l’œil torve et complice d’un chat blanc, il se mit au travail. Il avait le choix et ses victimes seraient choisies avec soin, sans témoin.
En effet, l’homme à la barbe noire vivait seul et n’avait pour compagnie qu’un chat blanc. Pas un blanc de neige, palpable et contrasté. Non, un blanc laiteux, diaphane, et même translucide. Assis derrière son ordinateur, l’homme tentait désespérément de caresser l’animal. Mais en vain. Celui-ci restait insaisissable. Il apparaissait parfois dans un coin de la pièce, puis, à peine l’homme à la barbe noire avait-il tourné la tête, que le chat le narguait sur le bureau, tout à côté de sa tasse de café froid. Lui non plus ne cherchait pas d’interaction avec lui. Il était déjà là quand l’homme à la barbe noire avait emménagé ; il appartenait au lieu. Il glissait sur les murs.
Bientôt, d’autres âmes appartiendraient à ce même lieu et glisseraient sur les murs…
Le local se composait de trois pièces : deux petites qui servaient de débarras ou de stockage, à l’arrière, et une autre, plus grande, percée de deux grandes baies vitrées, donnant directement sur la rue. Le parquet ainsi que les murs avaient été mis à nu et conservés dans leur jus, dans l’esprit d’un loft new-yorkais où les restes de papiers peints collés et de plâtre jauni apportaient texture et élégance.
L’homme à la barbe noire sortit son matériel. Il manipula chaque instrument en ayant pris soin au préalable de se ganter de soie. Il posa délicatement les objets sur un linge blanc et doux, après les avoir époussetés et briqués. Puis il assembla les différentes parties en finissant par le canon avant de calibrer l’ensemble de son équipement. La précision se devait d’être irréprochable. Il lui fallait ne laisser aucune trace. Fondu dans la pénombre, on ne pouvait deviner sa présence. Il avait même ralenti le rythme de son cœur et celui de son souffle. Lui et lui seul serait aux commandes. Rien d’automatisé. Simplement son doigt posé sur la gâchette. Des jours durant il attendit, épia et ajusta. Il attendait le moment idéal, la cible idéale. L’heure du crime n’était jamais vraiment la même. En effet, il fallait que le soleil prête toujours la même lumière. Que la rue soit éclairée d’une certaine manière pour que le résultat soit optimal et fidèle à ses critères.
Le jour était venu. Tout était en place. Et sa première victime, une femme, passa dans le viseur. Habillée de noir, un paquet à la main, ses cheveux longs et fins voletaient élégamment autour de son visage impassible et dur. Concentrée dans sa marche, plongée vers l’avant. L’appareil photo qu’elle portait en bandoulière arrêta son balancement au moment du coup. Son temps se figea et elle disparut instantanément. L’homme vérifia un moniteur tout à côté et ses lèvres esquissèrent un sourire. Il lui semblait bien qu’elle avait tourné les yeux et croisé son regard à l’instant même du déclenchement. Un instant parfait. Il avait pu capter la flamme de vie dans l’éclat de son œil. Dans ce coup d’œil jeté comme tant d’autres et qui, jusqu’alors, provoquait chez lui une frustration intense. Elle ferait désormais partie intégrante de son monde à lui, jusqu’à ce qu’on vienne la chercher, ou peut-être à jamais. L’homme à la barbe noire s’appliqua à effacer toute trace. Il sortit au-dehors, là où s’était évanoui le corps. Tira ce qui restait à l’intérieur. L’espace était maintenant vide. L’aura était capturée. Il rentra presque aussitôt et rangea promptement son attirail. Il n’était pas certain de renouveler tout de suite l’expérience, mais au fond il sut que l’entreprise s’étalerait sur plusieurs mois et que la constance serait son allié. L’adrénaline libérée courait maintenant dans son corps avec plus de vigueur qu’à l’ordinaire. Il prit quelques minutes pour calmer sa respiration.
L’homme se rassit à son bureau et contempla son travail avec satisfaction. Il tendit la main et le chat blanc passa au travers avec un miaulement plein de dédain. Ce n’était pas assez pour lui, semblait-il dire. Il en fallait davantage. Il fallait remplir l’espace. Il était nécessaire de donner un sens et de ramener à la vie ce lieu ignoré. Le chat blanc imprima son regard jaune dans celui de l’homme à la barbe noire, comme pour lui intimer l’ordre de continuer l’entreprise entamée, tout en gardant à l’esprit les standards imposés.
Plusieurs semaines passèrent. Puis plusieurs mois. Le mode opératoire de l’homme à la barbe noire et au chat blanc n’avait pas changé. Rigueur et discrétion étaient ses mots d’ordre. Intérieurement pourtant, il bouillait de révéler au monde son entreprise expiatoire. De montrer toutes ces petites âmes épinglées au mur. Parfois, il les passait en revue avec soin, leur parlait, ou écoutait avec attention ce qu’elles avaient à dire. Elles ne pouvaient plus l’ignorer maintenant. Elles ne pouvaient plus ignorer sa présence. Et surtout elles étaient perpétuellement face à leurs choix. La fierté se lisait sur son visage. Il savait que de l’autre côté de sa devanture, les restes de ces corps emprisonnés demeureraient pour l’heure incomplets, amputés d’une infime partie inconsciente d’eux-mêmes, et pourtant ô combien importante. Combien auraient l’intuition ou oseraient parcourir le chemin jusqu’ici et pousser la porte de cet autre monde ? Qui écouterait sa petite voix intérieure ? Le studio avait pris des teintes orangées, il respirait bruyamment. Les murmures étaient plus intenses à chaque capture. Peut-être était-il temps d’arrêter. Peut-être l’heure était-elle venue de montrer à tous l’étendue de son pouvoir et de son talent. Se pourrait-il jamais que les victimes récupèrent leur vie ?
L’homme à la barbe noire était-il soudain pétri de remords ?
Sans bruit, le chat blanc était apparu. Assis bien droit sur le bureau devant le clavier, immobile face à l’homme. Son pelage était plus dense, le blanc plus prononcé. Il avait gagné en éclat au cours des derniers mois. Le chat savait et, de par son feulement et son attitude hautaine, intimait l’ordre à l’homme de ne point faillir, de ne point succomber à la vile tentation de trahir son entreprise. Il avait planté son regard perçant et doré dans celui, absent, de l’homme en noir. Seul le bout de sa queue bougeait lentement, dans un mouvement continu d’agacement. L’homme en avait mal au crâne. Une goutte de sueur perla le long de sa tempe. « Tout doit être parfait. », se répétait-il en boucle. « Ils doivent voir, ils doivent comprendre. » Il tournait dans l’arrière-boutique, d’une main se grattant le haut du crâne, de l’autre la barbe. Il réfléchissait à la suite des événements. Cela faisait trop longtemps. Il fallait que cela cesse. Il ne pouvait plus se cacher. Il ne pouvait plus cacher son dessein. Surtout, il ne voulait nourrir ni cet endroit, ni le chat qui rôdait. Il le sentait. Il sentait sa présence toujours plus insistante et son influence grandir.
Cependant une dernière pièce manquait au puzzle.
Dans la pénombre, toujours, l’homme guettait. Il attendait sa prochaine victime. Il attendait le moment opportun. Il attendait celui qu’il figerait dans son cadre naturel. L’homme à la barbe noire et au chat blanc se gratta le haut du crâne. Il jeta un coup d’œil à ses instruments. Tout était en place et la lumière était parfaite. Dans cette fin de journée, elle transperçait la rue d’une oblique harmonieuse. Le nouvel et dernier inconnu n’était plus très loin. L’homme à la barbe noire et au chat blanc était rompu à l’exercice. Ses victimes, par dizaines, trônaient maintenant sur un panneau de bois tout à côté et sur les murs de la pièce. Chacune dans sa plus flagrante réalité, dans un mouvement ou une posture. Stoppée dans l’élan.
Le moment était venu de conclure. L’inconnu du jour était là. Il passa. Clic ! Son attitude était fixée. Son temps arrêté, pour toujours, à jamais. Le moi d’une fraction de vie de passant, épinglé comme les autres.
Un soir, sans prévenir, alors que l’homme était sur le point de ranger son matériel, le chat passa devant la ligne de mire, pile dans son cadre. L’homme à la barbe noire saisit sa chance et appuya sur la gâchette. Le sort en était jeté, le chat blanc ferait partie de sa collection. Ainsi, il venait de se libérer de son emprise et pouvait mettre un terme à cette folie. Au moment du déclenchement, un flash avait zébré le parquet lisse et le chat, à nouveau diaphane, s’était évanoui sur le mur, glissant sur sa surface avec plus de légèreté et de grâce.
Désormais l’homme à la barbe noire était libre.
Le grand soir était venu. Un panneau au-dehors indiquait blanc sur noir et sobrement : « Êtes-vous passé par là ? ». Une jeune femme poussa la porte et entra. Toute de noir vêtue, y compris une casquette dissimulant en partie une longue chevelure moirée d’ébène et un regard vif. Quelque chose au fond d’elle l’avait poussé à venir ici ce soir-là, ce soir exactement. Et pour celui, comme elle, qui prêtait attention et tendait vraiment l’oreille, il pouvait entendre les voix de ceux figés sur le papier satiné, choisi et utilisé par l’homme en noir. De ces jolis cansons, il n’y avait aucune échappatoire, hormis celle d’être trouvé puis réconcilié avec son propriétaire.
La jeune femme fit le tour de la pièce, passant entre les visiteurs agglutinés en groupes. Visiblement elle ne portait d’intérêt qu’aux photographies et au lieu. Elle caressa un des murs en évitant soigneusement de toucher les images. Le chat blanc passa dans le coin droit de son œil, mais elle n’y prêta pas plus attention. Toutes les images, en très petits formats, ne pouvaient révéler leurs détails et leur identité qu’en s’approchant de très près. Cependant la femme en noir se dirigea d’instinct vers une image et une seule : la sienne. Elle la fixa un instant qui parut pour elle une éternité, la prit entre deux doigts et la décrocha du mur. La sensation qu’elle éprouva fut intense. Un feu jaillit en elle. Son sang bouillonna. Elle n’aurait su décrire ce qui l’animait sur l’instant. Le mélange d’émotions, l’éclat lumineux comme un matin d’été ou une soirée d’automne qui éclaboussait ses pensées. Toute l’année écoulée se rejouait dans sa tête jusqu’au jour de la photo, ce jour-là même qui avait bouleversé sa vie. L’impression d’errer sans but précis, de vivre jour après jour dans la fadeur d’un temps délaissé, sans prendre aucun risque. Aujourd’hui elle récupérait l’envie, la joie, un but. Dans ses mains elle tenait le bonheur d’un destin à accomplir. Voilà ce qui lui avait été pris, à elle. Voilà ce qu’elle intégrait de nouveau et avec plus de vigueur en elle.
Alors que quelques minutes auparavant, sans savoir pourquoi, en entrant, elle était prête à bondir toutes griffes dehors sur l’homme à la barbe noire, elle se dirigea vers lui et sans mot dire le prit dans ses bras et le serra fort. Un sourire de gratitude se dessinait sur son visage. Lui non plus ne pipa mot. Il savait. Le monde du possible s’offrait à elle.
Parfois il suffit juste d’oser.
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