Carañero

Nouvelle
Par Romain Falcoz

— A tout à l’heure chéri, entendit-il dans un demi-sommeil.

Ces mots étaient prononcés comme un murmure, comme dans un souffle. Comme, quand on cherche à ne pas faire trop de bruit.

Romuald se réveilla en sursaut, se tourna vers l’autre côté du lit et tendit l’oreille. C’était bien son souffle qu’il entendait. C’était bien la masse de son corps endormi qu’il sentait sous sa main.

Oui mais, voilà, elle ne se réveillait pas, et sa voix revint…

Il aurait juré avoir senti son poids quand elle s’était assise au bord du lit pour le saluer et avait posé ses lèvres pour un simple et doux baiser sur sa joue.

Mais non, rien. Elle était là, tout à côté. Sa respiration lente et profonde. La respiration de quelqu’un qui dort du sommeil du juste. Et pourtant la sensation étrange de son départ comme tant d’autres départs subsistait. Il tenta dans un geste de la réveiller pour savoir, mais rien n’y fit. Eloïse dormait toujours. Eloïse dormait profondément.

Avaient-ils fait quelque chose différemment ?

Ou…

Avait-il fait quelque chose différemment ?

Il se remémora la journée précédente ; du moment où elle était venue s’asseoir, comme à l’accoutumée, sur le rebord du lit pour le saluer, jusqu’au soir au couché qui, cette fois, c’était effectué avec amoureux ébats…

Il y avait juste, peut-être, cette plaquette de chocolat… entamée avant le saut dans le lit… enfin, juste. Juste cette plaquette ; un grand cru de chocolat noir d’une petite plantation de cette toute petite île au bord du monde, au nord du Venezuela. Pas une vulgaire tablette de chocolat bas de gamme : ce faux chocolat, comme Romuald dirait ; du chocolat de superette. Non, à bien y réfléchir, ce ne pouvait être une question de chocolat.

Qu’est-ce qui avait réellement changé dans cette journée ?

Une fois dans la cuisine et devant une tasse de cacao chaud, pour changer, Romuald reprit le fil de ses pensées et détailla sa routine quotidienne en fixant le bouquet de roses rouges qu’il avait acheté ce même jour et offert à Eloïse ; peut-être un autre élément, un grain de sable dans les rouages du train-train ? Il est vrai que ses effluves chaudes et voluptueuses l’enivraient et l’emportaient au loin.

Licencié depuis peu, il avait du temps à tuer, mais s’était imposé un rythme pour ne pas perdre contact avec la réalité. Il se levait peu de temps après le départ d’Eloïse, préparait son café et une tartine de beurre de cacahuète et de pâte à tartiner. Puis, après sa toilette, il allait faire les courses ; deux fois par semaine au marché.

Ce jour là, attiré par l’étal simple et discret du chocolatier, il avait acheté en plus, une tablette. La tablette du bout du monde, toute simple et modeste, dans un papier brun cerclée de raphia, avec son tampon rose et ses quelques lettres manuscrites d’une encre bleutée.

Maintenant qu’il y repensait, il était fasciné, attiré… par un subtil mélange de parfums de santal et de bois de rose. Il avait succombé à l’appel de la gourmandise. Succombé était bien le terme, pensa-t-il en déglutissant. Le manque certain de magnésium aurait pu être un élément déclencheur, c’était toujours mieux qu’un vain pêché se rassura-t-il.

La journée continuait par la préparation du repas – en prenant soin de varier les menus et de travailler davantage les produits frais – un peu de ménage et de lecture, et au travers, une heure consacrée à la recherche d’un emploi ; tâche répugnante à ses yeux, mais nécessaire. Les horaires de déjeuner d’Eloïse étaient variables et elle l’en tenait informé tous les matins à sa pause.

De retour dans la chambre, il observa qu’Eloïse bougeait. Il s’avança, tira un peu la couette. Elle dormait toujours. Sa main, à lui, prit les devants, posa sa pulpe calleuse délicatement sur l’arrière d’une cuisse pour remonter lentement sur les fesses, puis le dos avant de bifurquer sur les côtes pour aller effleurer un sein. Elle tenta ensuite de s’immiscer dans l’entre cuisse, la défaisant de sa chrysalide dorée afin de sentir sa chaleur moite, mais Romuald prit de contrition la retint et l’obligea à recouvrir l’intimité vulnérable d’Eloïse.

Romuald fit les choses comme à l’accoutumée, ne changeant rien à son emploi du temps. Pas question pour l’heure de trop s’inquiéter. Eloïse était à sa connaissance une grosse dormeuse, tout comme lui d’ailleurs. Et peut-être était-il nécessaire à son corps de se plonger ainsi dans un semi-coma temporaire. Du moins, tentait-il de s’en persuader.

Il fit donc ses besognes journalières ; une fois n’était pas coutume, nettoya les vitres couvertes d’une pellicule de crasse non négligeable et, une fois cette tâche achevée, partit pour le marché. Au détour des étales, il jeta un coup d’œil à la recherche du chocolatier. Romuald hésitait. La tablette était à peine entamée, mais l’envie serait grandissante et l’hiver approchait… une tablette d’avance ne serait pas du luxe. Sa main triturait un petit billet de cinq au fond de son pantalon, sa tête penchait vers le lieu du crime, mais ses pieds pointaient dans la direction opposée. Finalement il décida de faire demi-tour alors même qu’il touchait au but.

Vers onze heures du matin, lorsqu’il passa le seuil de la porte, son téléphone portable émit un tintement bref lui indiquant qu’il avait reçu un sms. Romuald prit soin de relever le message. Le destinataire n’était autre qu’Eloïse et le message indiquait :

Chéri, je prends ma pause à midi et demi aujourd’hui. Le tout signé d’un petit émoji qui fait un bisou en forme de cœur.

Ni une, ni deux, Romuald gravit les marches menant à l’étage et entra dans la chambre éclairée seulement par quelques raies de lumières filtrant par le store vénitien. Il s’approcha du lit et se pencha du côté de sa compagne toujours bien endormie.

Des faits similaires se reproduisirent les jours suivant ; des messages le prévenant de l’horaire de pause changeant, midi, midi trente, treize heures… ou bien pour des courses qu’elle l’envoyait faire. Il avait même reçu un message vocal. Chaque fois il vérifiait le portable suspect posé sur la table de chevet tout près d’Eloïse. Pas une trace d’appel ou de sms rédigé et envoyé.

Par acquis de conscience, chaque jour il prenait son pouls, observait sa poitrine au va et vient régulier.

Il la renifla. Eloïse sentait toujours aussi bon, même après plusieurs jours dans le lit. Pas une once de sudation, pas une odeur de transpiration. Sa vie semblait suivre son cours. Et fait encore plus étrange, trois jours plus tard, Romuald remarqua qu’elle venait de se laver les cheveux. Pourtant elle ne bougeait pas du lit. Il en vint à la soupçonner qu’elle faisait les choses dans la nuit, pendant qu’il dormait et peut-être même en dormant !

Alors, pour vérifier qu’elle n’était pas somnambule, il se força de rester éveillé. Et ce ne fut pas une mince affaire.

La première nuit, Romuald la passa lumière allumée, à veiller le corps plein de vie, mais en repos de sa compagne. Il s’occupa avec un roman offert par son oncle aux dernières fêtes de famille, un comic book qui trainait depuis longtemps sous la table de nuit et se fit même les ongles. Déjà, là, ce ne fut pas aisé que de rester alerte toute une nuit alors que le sommeil le gagnait… Mis à part le fait qu’Eloïse se tournait de temps en temps sous la couette, Romuald ne décela aucun signe de réveil, aucun geste suspect susceptible de faire penser à un possible éveil. La lumière allumée avait sans doute joué un rôle, pensa-t-il.

Alors, la nuit suivante, il essaya à nouveau de rester éveillé afin de guetter le moindre mouvement, mais n’y parvint pas. Il s’endormit sans prendre note de l’heure.

Après quelques essais infructueux, il réussit enfin à rester éveillé. Mais le doute s’installa ; qui peut jurer ne pas s’endormir, les yeux dans le noir ?

Il avait un petit creux. Il descendit l’escalier, en essayant – par habitude – de faire le moins de bruit possible, se dirigea vers la cuisine, ouvrit le placard et en sortit la plaquette de chocolat noir.

Romuald observa la plaquette sous un œil nouveau.

Selon un rapide calcul et sous son doigté, il compta en tout vingt et un carreaux répartis sur trois colonnes de sept. Il manquait deux carreaux. Il n’en restait donc que dix-neuf. Il défit l’emballage de papier kraft tamponné à la main où n’était inscrit que le nom du chocolatier et celui de l’île de production : Carañero, et déchira le papier d’aluminium doré. Puis, entre le pouce et l’index cassa un nouveau carreau et le posa délicatement sur sa langue pour le faire fondre. Des arômes floraux montèrent, allant jusqu’à lui chatouiller les narines. Se succédèrent alors, un doux parfum de beurre noisette, celui de la réglisse avec sa légère amertume, pas désagréable. Le corps du chocolat recouvrant son palais disparut, dissout par la salive, mais son âme entêtante persista en bouche quelques minutes encore après. Romuald fut surpris de découvrir que son corps à lui expérimentait un bien être soudain, un véritable bien être. Son visage, bien que dans la pénombre de la cuisine aux volets clos, était baigné d’une lumière chaude comme en plein soleil d’été. Il sentait des fourmillements agréables aux extrémités, jusqu’à – et surtout – son sexe. Il garda les yeux fermés et visualisa une sorte de paradis flou où il devait se perdre… le parfum flottant des roses l’y aida.

Carañero… pensa-t-il. Un paradis perdu aux ombres dansantes…

Un paradis perdu sur le bout de sa langue, au fond de ses tripes d’où il refit surface, tirée par la sonnerie de son téléphone.

 Chéri, je t’attends toujours. Tu as vu l’heure. Tu es encore en retard.

Romuald n’eut pas le temps de répondre. Eloïse avait déjà raccroché. Mais il se devait de passer à autre chose, il devait continuer sa routine. Il ne prit pas le temps de vérifier la chambre à coucher, car il savait qu’Eloïse n’avait pas bougé d’un iota, qu’elle était toujours allongée, endormie et surtout propre et en bonne santé.

C’est vrai ça, pensa-t-il en nouant ses lacets. Elle ne se nourrit pas et pourtant ne perd pas de poids et a toujours bonne mine.

Son teint rosé et sa peau douce étaient d’une divine exquise. Plus encore qu’auparavant. Eloïse semblait baigner dans une cure de jouvence. Enroulée dans son cocon moelleux de satin frais, alors que lui se sentait dépérir lentement dans son abîme quotidien. L’ennui l’avait gagné de jour en jour et peut-être que ce même ennui l’avait gagné, elle, bien avant lui et qu’elle avait de fait décidé de ne plus se réveiller. On ne s’ennuie pas quand on dort. C’est vrai on ne s’ennuie pas quand on dort, songea-t-il. Il sentit l’embarras poindre sourdement dans son ventre, comme un animal froid rampant. Il imaginait les papillons du début dont elle ne parlait plus. Il imaginait le vide laissé sans même une réminiscence de leur poudre dorée. Puis le vide remplit par une boue molle et visqueuse. Alors même que dans la cuisine le bouquet de roses avait commencé à faner ; leur rouge soyeux transformé petit à petit en cramoisi sec telle une inévitable pétrification fragile.

Dans la rue tout perdit sens aux yeux de Romuald. La consistance de la voix piétonne n’était plus la même. Au lieu de sentir le pavé dur et froid, celui-ci revêtait une surface caoutchouteuse et tiède. Les odeurs d’asphalte et d’échappements des voitures crevaient ses bronches, plus acres et acides qu’une remontée gastrique. Et le ciel gris plombait de ses grands bras invisibles ses épaules. Romuald prit machinalement un carré de chocolat dans sa poche sans même avoir le souvenir de l’y avoir mis là. Il le déposa sur sa langue en évitant soigneusement que celui-ci ne touche ses dents, comme un accro goberait sa pilule, et hâta le pas.

Alors la vie reprit peu à peu des couleurs plus chatoyantes malgré un malaise persistant. Alors son humeur de conquérant refit surface. Il serra les poings et ses joues rosirent.

Il bifurqua bientôt, pour s’engouffrer sous un porche et parvint sur la place du marché. Les étals étaient nombreux et serrés. Après trois tours en recherches infructueuses, Romuald dut se rendre à l’évidence : pas de petit stand du chocolatier aujourd’hui. Nulle trace. Et les autres commerçants ignoraient son existence même, affirmant n’en avoir jamais eu vent.

Dépité, mais confiant, Romuald rentra chez lui. Il défit ses chaussures, se déshabilla dans l’entrée, prit un nouveau carré de chocolat, et nu, monta les marches qui menaient à l’étage, entra dans la chambre, souleva la couette et se glissa tout contre Eloïse ; chaude et sensuelle, à la respiration lente.

Elle était toujours là, allongée, inerte. Une étendue calme. Une eau morte, une eau claire avec juste quelques ridules de vie à sa surface.

Il se dit que, peut-être, à ce moment même, Eloïse vivait une expérience incomparable.

Et il ferma les yeux, prêt à plonger en elle.

Carañero… un paradis perdu… un paradis perdu aux eaux claires… Au fond de l’eau, j’irai. Au fond de l’eau j’irai nager…

Quant au bouquet de roses ; celui-ci n’avait rien perdu de sa superbe, aucun pétale n’avait jamais flétri et n’était jamais vraiment tombé. Bien au contraire, il n’avait jamais été aussi beau et son parfum entêtant, après avoir glissé le long de sa corole soyeuse, se faufilait sur le sol et les murs cherchant à caresser toutes surfaces jusqu’à celles des corps endormis.